Voilà un roman tout entier placé sous le signe de la Femme mais dont tous les protagonistes sont des hommes… Dans ce roman précurseur de bien des thèmes de la science-fiction, écrit par Villiers de l’Isle Adam en 1886, Thomas Edison, qui représentait à l’époque l’archétype de l’inventeur génial dont les créations repoussaient les limites de l’imagination, tient le rôle du démiurge capable, à l’instar du docteur Frankenstein, d’insuffler la vie – ou du moins ses apparences - à un automate épousant les formes de la femme idéale rêvée par son ami, lors Ewald. Il s’en est peut-être fallu de peu que le mot « robot », emprunté à la langue tchèque dans les années 20 à partir d’une pièce de Karel Capek (l’un des rares auteurs fantastiques du 20ème siècle à avoir été cité parmi les favoris pour le prix Nobel de littérature), ne trouve déjà la place prise par le terme « andréide » inventé par Villiers de l’Isle Adam pour décrire son Eve future, seule capable de combler l’espoir toujours déçu d’un jeune lord anglais romantique rêvant de rencontrer l’Amour Absolu avec un double grand A…
Dans son roman, dédié aux rêveurs et aux railleurs, Villiers de l'Isle Adam s'appuie sur les pouvoirs de la science pour broder une fable sur les rapports homme/femme. Le récit commence dans le laboratoire de Thomas Edison, où le savant américain médite sur l’incapacité des foules à comprendre la portée métaphysique de ses travaux et regrette que les plus grandes inventions (le Phonographe, la Photographie, etc.) soient venues trop tard pour immortaliser les moments cruciaux de l’Histoire qui posent aujourd'hui question. Certaines de ses réflexions portent à sourire, comme quand Edison s'imagine caché dans les buissons pour photographier Dieu ou tel Moise gravant sur phonographe les tables de la Loi ! Alors qu’il est perdu dans ses songes, Edison reçoit la visite du jeune lord Ewald, noble anglais beau et mélancolique, dont l’esprit éthéré, détaché de tout matérialisme, n’accorde d’importance qu’à l’Art et la Beauté. Ewald, tombé amoureux d'une inconnue rencontrée sur le quai de la gare de Newcastle, est venue annoncer à Edison son intention de se suicider car il ne supporte pas la déception causée par la dichotomie entre la Beauté sublime de cette femme, nommée Alicia Clary, et la médiocrité de son âme, uniquement soucieuse des apparences de la fortune et des convenances sociales. Belle aristocrate issue de la noblesse anglaise, Alicia Clary est une chanteuse virtuose aspirant au succès sur les scènes des théâtres de Londres (mais elle baille devant Wagner), un esprit brillant plein de bon sens (mais elle est incapable de toute pensée inspirée), une femme bonne et dévouée (mais uniquement par convention car elle est dépourvue de l'innocence des coeurs simples), bref, elle est le canon de la femme idéale de ce siècle et, pour cette raison, elle désespère lord Ewald, qui ne voit plus que la mort pour échapper à une époque qui le dégoûte... Pour sauver son ami, et expérimenter sa dernière invention, Edison déclare à Ewald qu’il est capable, en trois semaines, de créer un double idéal d’Alicia Clary, en revêtant de son apparence l’être magnéto-électrique (un « andréide » qu’il a nommé Miss Hadaly) qu’il abrite dans une pièce secrète de son laboratoire. Devant le scepticisme d’Ewald, Edison développe une théorie de l’Amour selon laquelle un homme n’aime, dans une femme, que les projections de ses illusions et non la femme elle-même. Ewald, fasciné par l’apparence de vie des oiseaux automates d’Edison, finit par accepter l’offre de son ami.
Edison lui dévoile alors en détail les mécanismes de l’automate (composition et articulation des organes, modalités d'alimentation par pastilles de sels qui lui fournissent l’énergie nécessaire, entraînement du cylindre des mouvements et des attitudes fonctionnant sur un principe identique au piano mécanique) (nota en passant : rien n’est dit sur la possibilité de relations sexuelles…) qui régissent le fonctionnement de l'andréide, dont l’idée lui est venue en analysant froidement la passion adultère d’un ancien ami qui se suicida après avoir brisé son ménage. Edison découvrit, au cours de ses réflexions sur le drame, que l’attrait des femmes est dû à leur nature foncièrement superficielle et artificielle ; aussi, pour préserver les ménages contre l’adultère, il décida de créer la Femme idéale, c’est-à-dire un être totalement artificiel.
Sur ce fondement aux relents - il faut bien l’avouer - profondément misogynes, Villiers de l’Isle Adam brode une réflexion désabusée mais non dépourvue d’humour sur le matérialisme forcené du XIXème siècle et sur l'Amour idéal. Dans leurs réflexions, Edison et Ewald se révèlent souvent caricaturaux et misogynes, répartissant les femmes entre les saintes innocentes et les médiocres perverties par l'esprit, allant jusqu’à préciser que l’intelligence est une qualité masculine et constitue chez la femme un défaut qui gâche toutes les qualités purement féminines ! Heureusement, grâce à un style littéraire recherché (pour ceux qui ne sont pas allergiques aux tournures un peu démodées) et parfois plein de mordante ironie, Villiers de l'Isle-Adam évite de se montrer trop désobligeant ! Le seul vrai défaut réside dans la description des mécanismes de l'andréide, parfois inutilement minutieuse.
La fin du roman, un peu confuse, s’ouvre sur le fantastique avec l’apparition du spiritisme. Par ailleurs, de nombreuses scènes semblent avoir inspiré des auteurs anglo-saxons (par exemple, le voyage final en cercueil de l’andréide au large de l'Angleterre évoque « Dracula », qui fut écrit quelques années plus tard).